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Entretien

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Entretien avec Carole Karemera

En quoi ce spectacle est-il lié à votre parcours de femme et d’artiste ?

Je suis née à Bruxelles il y a 48 ans, de parents rwandais. Ma mère a fui les pogroms en 1959 et mon père y a étudié. Mon grand-père s’est enfui au Burundi et mes frères et mes sœurs ont grandi au Rwanda, en DRC et au Burundi, où je passais parfois les vacances. Voilà comment nos vies se sont tissées dans cette région-là, et m’ont donné l’envie de mieux la connaître. Les liens profonds entre ces trois pays sont quasi inexistants dans les livres d’histoire qui parlent principalement de l’arrivée de Léopold II et de la conférence de Berlin. Et pourtant ils sont très forts. D’autre part, en tant que jeune femme noire en Europe, la question de l’absence de représentation de nos corps et de nos histoires sur les scènes théâtrales m’a beaucoup interpelée. Les auteurs africains étaient inexistants au Conservatoire. J’ai souvent entendu dire qu’il n’y avait pas d’auteurs de théâtre africains à cause de la culture de l’oralité. Donc je crois que les choix et les rencontres artistiques que j’ai pu faire ont été orientés par mon souhait d’en savoir plus sur cet énorme continent, celui de mes ancêtres, pour raconter des histoires contemporaines avec le corps que j’ai, avec ma façon d’être Afropéenne. 

Comment vous sentez-vous liée avec le continent africain depuis le Rwanda ?

Cela fait vingt ans que je suis rentrée vivre au Rwanda et comme pas mal de gens « de retour » − c’est comme ça qu’on nous appelle − je me suis sentie la responsabilité de participer à la reconstruction de mon pays, avec les outils que j’ai, les arts, pour créer aussi de nouvelles relations dans la région qui a été affectée par la fuite des génocidaires. Depuis mon retour, j’ai sillonné la région des Grands Lacs d'Afrique de l'Est pour rencontrer des artistes, voir comment on peut se soutenir dans un contexte politique régional instable et fragile. Et comment on peut composer et partager de nouveaux récits avec nos populations qui se moquent bien des frontières et qui sont très solidaires. J’ai aussi voyagé et travaillé en Éthiopie, à Djibouti, en Afrique de l’Ouest ou encore en Afrique du Sud et appris comment les intellectuels et les artistes de ces pays pensent l’art et son lien avec la société. Fondamentalement, je crois nécessaire d’aller chercher les histoires dont on ne parle pas, qu’on efface volontairement pour nier des héritages et des patrimoines. Je crois qu’elles contiennent des trésors de connaissances qui nous permettraient de mieux appréhender le monde et de trouver des solutions pour mieux vivre ensemble. C’est assez idéaliste, je sais. Je suis animée, et ce depuis toujours, par cette envie de réparer, de réinventer les liens.

« Le spectacle part de ce que nos enfants voient du monde. »

En quoi consiste le projet Small Citizens dont est issu le spectacle ?

L’idée de Small Citizens était de réunir au Rwanda de jeunes artistes des trois pays pendant deux ans, avec des rendez-vous réguliers, et de réfléchir avec eux à ce qu’ils auraient envie de raconter aux enfants d’aujourd’hui pour en faire des citoyens plus vigilants et plus bienveillants. On a ainsi rassemblé plus de trente artistes, tous très jeunes : auteurs, metteurs en scène, musiciens, comédiens, artistes visuels. Au bout d’un an et demi, les histoires qui revenaient tournaient autour des ressources naturelles, de l’eau, du bien-être, et du désir de paix. Denis, Bernard et moi avons alors commencé à accompagner le processus de création. C’est ainsi que Les enfants d’amazi sont nés. Amazi signifie « eau » en Swahili. C’est aussi une divinité que l’on retrouve dans de nombreux contes. La question des lacs et de l’eau est vitale dans la région. Les enfants y nagent, ils ont tous des citernes à eau à la maison. Le spectacle part donc de ce que nos enfants voient du monde.

Quels ont été les obstacles à surmonter pour réaliser cet ambitieux projet ?

En fonction des événements au Burundi et au Congo, des artistes arrivaient parfois tendus et donc il était nécessaire de prendre un temps de discussion et d’apaisement, avant de commencer à créer. Certains participants éprouvaient aussi des difficultés à s’adresser aux enfants, à trouver quoi leur dire du présent, étant eux-mêmes orphelins ou n’ayant jamais eu personne pour leur conter des histoires. Dans ce contexte, le dialogue est essentiel à chaque étape du processus. Il était ensuite important de créer un espace de confiance où tous étions à égalité dans une position humble de nouvel apprenant, quels que soit nos âges ou nos moyens. L’expérience et la bienveillance de l’équipe du Papyrus (Bernard, Denis, Christine, Valérie et Fred) combinées avec l’enthousiasme et l’expérience de l’équipe d’Ishyo et d’Umunyinya furent précieux. On entend trop souvent dans des collaborations internationales, des histoires de manipulation et de frustration entre les partenaires du Sud et du Nord. Ici ce ne fut pas le cas. La communication et le respect mutuel sont la clé. On a bien entendu dû surmonter des problèmes concrets, comme les coupures d’électricité, les problèmes de mobilité, de visa, etc. Il s’agissait avant tout de prendre soin de tout et tout le monde. D’où le partage des tâches, des dépenses et revenus, la responsabilité des décors, l’attention portée à chacun. On a essayé de penser la scénographie pour pouvoir l’installer partout, à l’intérieur ou à l’extérieur, avec ou sans électricité. Quoiqu’il arrive on joue ! Quand on a tout, comme c’est le cas en France ou en Belgique, c’est du luxe ! Et on apprécie aussi.

« Le spectacle appartient à tout le monde, il n’y a pas d’idée de propriété intellectuelle figée. »

Quels effets ce projet a-t-il produit ?

Un réseau de solidarité et d’entre-aide magnifique est né : on a créé deux équipes qui peuvent tourner le spectacle pratiquement au même moment n’importe où dans le monde, en français ou en anglais, et même en allemand, en fonction des visas obtenus. Le spectacle appartient à tout le monde, il n’y a pas d’idée de propriété intellectuelle figée. De part et d’autre de nos frontières, on essaie de convaincre nos États que l’éducation artistique est fondamentale. Aujourd’hui, en dépit des artistes disparus à cause de l’exil, du génocide et des conflits, on initie des espaces d’apprentissage et de transmission. Le fait de proposer des spectacles dans les écoles, comme Les enfants d’amazi et d’autres depuis, crée peu à peu un public, qui se mobilise pour soutenir les arts. Les choses bougent ainsi. On réussit davantage à faire voyager les artistes entre les pays, et ailleurs et cela leur permet de continuer à apprendre et rêver. Enfin d’autres spectacles ont été créés ou sont en préparation et beaucoup de jeunes artistes viennent vers nous pour se former au théâtre jeune public. L’aventure a créé de l’émulation et elle continuera.

Propos recueillis par Olivia Burton, en mai 2023.